Première journée à Calcutta
Ce lundi 4 janvier, 6 heures du matin, le sentiment d’être dans un environnement insolite presque inquiétant me réveille en sursaut : « Où suis-je ? ». Bien que somnolant, mon interrogation est de courte durée. Ces coups de klaxon incessants qui viennent de la rue, ces voix gutturales et bruyantes, cette odeur prononcée d’épices montant des étages inférieurs ; aucun doute, je suis enfin à Calcutta.
Les péripéties de mon arrivée me reviennent rapidement à l’esprit : l’atterrissage cinq heures plus tôt sur l’aérogare de Calcutta, l’accueil chaleureux du frère François-Marie accompagné de Raja, enfant de la Gare, le rapide parcours en voiture me conduisant de l’aérogare chez les Frères de Seva Kendra où je logerai durant mon séjour…
Ce voyage, contrarié à deux reprises, je l’attendais depuis trois ans. Je l’attendais certes avec ferveur et enthousiasme, mais aussi avec angoisse, assailli par de nombreuses interrogations auxquelles la prière ne parvenait pas à apporter de réponse.
Aurai-je suffisamment de ressources morales et physiques pour affronter cette misère extrême que le frère François-Marie m’a maintes fois décrite ?
Aurai-je la force d’aller au-devant des enfants sans racines et sans toit errant sur les quais de la gare de Sealdah en quête de quelques roupies et d’un peu de nourriture, des familles vivant au milieu des ordures, en marge de la société, abandonnées de tous, des malades que l’on trouve parfois agonisant au bord des routes ?
Serai-je en mesure de leur apporter un minimum de réconfort ?
Souvent égoïste et craintif devant la misère humaine ne serai-je pas plutôt une charge encombrante pour François-Marie et ses frères, pleins d’attention et d’Amour pour les plus pauvres d’entre les pauvres avec qui ils ont choisi de vivre ?
« Que vas-tu faire là-bas ? », disait-on dans mon entourage. « N’y a-t-il pas suffisamment de pauvres autour de toi ? », interrogation reprise par une petite voix interne que j’avais du mal à faire taire.
Maintenant sur place, mon angoisse ne fait qu’augmenter, avec les quelques remèdes et pansements que j’ai pu amener, je me sens faible, les mains vides et presque ridicule pour faire face à cette immense misère.
Juste le temps de faire un brin de toilette, de prendre un rapide petit déjeuner à l’indienne et le frère François-Marie frappe à ma porte. Nous allons partir à la rencontre de tous ceux qu’il appelle ses amis, ses enfants.
Malgré la distance, 4 km environ, les rues chaotiques, la circulation grouillante et bruyante des véhicules et moyens de transport en tout genre, le trajet en bus nous conduisant à la gare de Sealdah est de courte durée ; il traverse des quartiers particulièrement pauvres et me plonge directement dans l’ambiance frénétique de Calcutta qui m’apparaît déjà comme une ville pittoresque attachante et… étourdissante.
Abasourdi par ce premier contact (la descente du bus est acrobatique, la traversée de la route périlleuse), je m’accroche cependant aux pas du frère François-Marie qui, malgré la foule animée qui nous entoure, se dirige d’une allure rapide vers l’imposante façade colorée de la gare.
Déjà de jeunes enfants et adolescents se détachent de cette multitude, abandonnant momentanément leur travail (ils transportent parfois de lourds fardeaux) ; ils se précipitent vers nous ; le frère François-Marie les serre contre son cœur, les embrasse, « Very good boy! » ; puis c’est un échange de quelques mots en Bengali suivis des présentations : « Michael from France ». Les yeux qui m’observent, parfois souffreteux sont toujours brillants, joyeux, pleins de vitalité ; ces enfants se blottissent sans hésitation contre moi, sollicitant une caresse, une étreinte, un baiser.
Je suis conquis par ces visages un brin taquins, respirant la joie de vivre mais en quête d’Amour et qui sans l’ombre d’une hésitation me témoignent une totale confiance. Grâce au frère François-Marie je suis adopté ! C’est ma première rencontre avec les enfants de la gare, elle restera toujours dans ma mémoire.
Sur l’esplanade de la gare, des familles se sont installées à même le sol, s’abritant la nuit sous des véhicules de l’armée stationnant là en permanence. L’avant-veille un bébé était né ; le père le présente au frère François-Marie qui le prend dans ses bras : cet enfant est très beau, à demi-nu malgré la fraicheur matinale, il gigote et ne pleure pas.
À l’approche des quais, les enfants et adultes, qui nous interpellent sont de plus en plus nombreux ; tous nous abordent avec la même chaleur « Francis! Shishou Bandhou! (L’ami de Jésus !)
Tous, sollicitent le même témoignage d’Amour, l’ayant reçu, tous témoignent une même reconnaissance
(« mes vitamines », dit le frère François-Marie).
La matinée s’achève ; en abordant le quai n° 9, le frère François-Marie me désigne un marchand de glaces : « C’est là notre point de regroupement pour notre visite quotidienne au bidonville musulman. Nous nous y rendrons cet après-midi. »
Le bidonville musulman est situé à vingt minutes de marche. Sur 1 km environ, des tas d’ordure s’entassent le long d’un canal particulièrement insalubre et nauséabond. Les 250 ou 300 familles qu’il abrite sont dans une misère totale, sans aucune aide. Hommes, femmes et enfants dépendent entièrement de cet environnement qui leur sert de logis, leur procure leurs maigres revenus et parfois leur nourriture. En marge de la société, ils naissent, vivent, meurent ignorés de tous. Ces conditions d’hygiène déplorables entraînent de graves maladies, une mortalité infantile très importante, une espérance de vie très courte.
Confrontée à une telle misère, notre association trouve sa raison d’être,
en apportant aide, soins, réconfort et surtout Amour.
Après avoir longé le quai n° 9, traversé voies et aiguillages, nous arrivons à destination. Notre progression est lente car nous quittons la route pour cheminer entre les tas d’ordures. Nous sommes invités à pénétrer dans des tanières exigues, des attroupements se forment : hommes, femmes, enfants accourent pour nous faire part de leurs problèmes de santé, solliciter l’aide du frère François-Marie et de son équipe.
Malgré leur misère, leur pauvreté, leur maladie, ces pauvres gens font preuve d’une grande vitalité, il n’y a chez eux aucun signe de désespoir, les regards qui se tournent vers nous reflètent la confiance, sont remplis de déférence, de gratitude, sont empreints de dignité et même, pour une majorité, d’une certaine gaîté.
Les deux visages du Dieu d'Amour : L’enfant du bidonville musulman de Sealdah
Il doit avoir 5 ou 6 ans, dès notre arrivée à l’entrée du bidonville il est un des premiers à venir à notre rencontre, entièrement nu malgré la fraîcheur matinale, peu exubérant, son visage empreint d’une certaine gravité, d’une certaine tristesse ; il tranche au milieu des enfants qui l’entourent.
Le scénario est toujours le même : sans un mot il s’approche ; il attire mon attention en s’accrochant à mon pantalon et en désignant du doigt son oreille dont le lobe a été percé pour recevoir une boucle. Le manque total d’hygiène a provoqué une infection nécessitant l’application d’un désinfectant et d’une pommade antibiotique. Impassible, il se laisse faire…
Les soins terminés, il reste là, attendant manifestement, autre chose. Devant mon interrogation, son regard se fait suppliant et levant ses petits bras vers moi il murmure « Kiss! » (« Un baiser ! ». C’est, j’imagine, le seul mot anglais qu’il connaisse car autour de lui on ne parle que le Bengali.
Ému, je le prends et embrasse tendrement ce visage si beau et si faible. Comme tous les enfants, il se blottit un moment contre moi.
Ayant reçu ce qu’il cherchait, radieux, il s’éloigne. Puis… enlevant rapidement la pommade qu’il vient de recevoir, il s’approche du jeune Franciscain, venu pour plusieurs mois travailler avec le frère François-Marie : « Br Showri », et se met en quête d’un nouveau témoignage d’Amour.
Il nous suit ainsi tout au long de notre parcours.
Les deux visages du Dieu d'Amour : L’inconnu et le bon Samaritain
Il se fait tard et la visite du bidonville arrive à son terme. Soudain des enfants accourent : s’adressant en Bengali à Ashley, notre interprète, ils expliquent avec véhémence que pas très loin, un homme va mourir. Nous les suivons. Après avoir escaladé le remblai qui longe la route, nous atteignons le pont enjambant le canal situé en bordure du camp.
Étendu le long du parapet, recouvert d’une couverture immonde, on devine un corps ; les piétons qui passent à proximité l’ignorent ou jettent un regard furtif. L’odeur qu’il dégage est nauséabonde.
Sans une hésitation le frère François-Marie s’approche, soulève la couverture et découvre un homme entièrement nu, d’une maigreur extrême, qui gémit. Un nuage de mouches s’échappe de son corps recouvert de plaies et d’immondices, des vers ont rongé le bas des jambes creusant des cavités. Tel le bon Samaritain, le Frère François-Marie le réconforte, le nettoie, lui donne à boire et à manger. Les soins terminés, il le recouvre de son manteau.
Les passants, devant le spectacle inhabituel d’un tel acte de charité, se sont rassemblés en un grand cercle, la plupart ont un mouchoir devant le nez.
Un moment, incapable d’agir, d’apporter le moindre secours, je suis comme tous ceux qui nous entourent : paralysé.
Cependant, mes yeux embués par les larmes ne peuvent se détacher de cet homme. Fasciné par ce corps meurtri, je suis interpelé par le besoin d’Amour qui émane de l’extrême faiblesse de son visage. C’est le visage du Christ souffrant que je contemple et qui m’appelle à la charité, je ne vois plus que Lui, je n’entends plus que Lui. Tout l’environnement qui me rebutait a disparu ; bien que mes gestes soient maladroits et peu efficaces, je ne peux que répondre à cet appel.
Le lendemain, grâce à l’influence du frère François Marie, l’homme est admis à l’hôpital d’État de Calcutta. Sa faiblesse est extrême et il s’alimente difficilement. Pour éviter l’infection, l’amputation des deux jambes est envisagée. Deux jours plus tard, Dieu lui fait la grâce de le rappeler auprès de lui.
Je ne connais : ni son nom, ni sa nationalité mais son souvenir restera impérissable dans mon cœur.
Mon séjour arrive à son terme
Au fur et à mesure des rencontres mes craintes ont disparu ; je m’efforce de participer dans la mesure de mes possibilités aux soins distribués. Je ressens un immense bonheur lorsque ces enfants, ces personnes acceptent mes témoignages d’affection, et lorsque, en retour, elles me témoignent leur amitié me reconnaissant comme un des leurs ; un lien de sympathie, d’Amour s’est établi, je suis heureux. Recevant beaucoup plus que ce que je peux donner, j’ai trouvé auprès d’eux la paix de mon âme et une des clés du vrai bonheur.